Créativité quotidienne et créativité exceptionnelle

Jean Cottraux

La créativité peut se définir comme une action individuelle ou collective innovatrice par laquelle un domaine de la culture est transformé. Un domaine peut être facilement circonscrit et évalué, mais l’innovation est plus délicate à établir. Le mot créativité est apparu dans la langue française dans les années 1940 pour franciser un mot dérivé du latin et utilisé par les psychologues américains. Par la suite on a désigné comme créatifs les spécialistes de l’innovation audiovisuelle ou publicitaire.

L’innovation est un objet ou une pratique qui enrichit la vie individuelle ou collective. En général la créativité est une vertu, ou un trait de personnalité qui représente une valeur positive pour la société, bien que l’on puisse faire preuve de créativité dans la malfaisance antisociale.

Créativité exceptionnelle et créativité quotidienne

La créativité représente une dimension fondamentale de la psychologie humaine qui part de l’inventivité pour aboutir à des réalisations concrètes et laisse un héritage tangible. Même si le créateur est inconnu ou oublié, il reste des objets, des idées imprimées ou gravées, des toiles, des musiques, des images, des vêtements ou des pratiques sociales. Il y a donc, lors de chaque mouvement de création, à la fois innovation et production livrée à l’usage d’un destinataire social immédiat puis futur.

La créativité exceptionnelle se manifeste par une rupture dans les pratiques, l’esthétique, les morales, ou les savoirs. La conception du monde en est changée et le retentissement de l’oeuvre exceptionnelle se prolonge sur plusieurs générations : c’est le cas de l’œuvre de Darwin, de Bach, de Beethoven, de Picasso, de Christophe Colomb, de Pasteur ou de Saint Augustin : Il y a un avant et un après.

La créativité quotidienne est la capacité de trouver des solutions originales aux questions que pose la vie et de d’appliquer ses talents à des réalisations concrètes dans des domaines variés. Elle s’adresse à l’art de vivre ou de survivre, alors que la créativité exceptionnelle s’adresse, avant tout, aux arts et aux sciences. Quotidienneté n’est pas synonyme de platitude : il existe un continuum qui va de la créativité quotidienne à la créativité exceptionnelle. Le meilleur exemple est Albert Einstein qui fut aussi l’inventeur, avec son ami Léo Szilard de quarante brevets « quotidiens » dont plusieurs pour des réfrigérateurs et un pour une prothèse auditive. Les sonates de pianos de Mozart sont aussi, pour la plupart des œuvres quotidiennes destinées aux élèves et aux petites mains. Elles n’ont pas le sombre génie qui marque « Don Giovanni » ou la clarté spirituelle maçonnique qui transfigure « La flûte enchantée »

Les créateurs

Les créateurs peuvent être des génies qui imposent un changement dans la manière d’interpréter le monde, des personnalités brillantes, stimulantes et charismatiques, ou des personnes présentant simplement une créativité personnelle dans un domaine où ils excellent. Les génies et les personnalités charismatiques sont responsables des grands tournants artistiques, scientifiques et politiques.

Il est possible aussi de trouver des groupes créatifs. Ainsi, dans le domaine scientifique : une  équipe de recherche ou un « collège invisible » qui est fait de personnes qui partagent les mêmes idées à divers endroits du monde et qui font en sorte que ces idées arrivent au grand jour médiatique et parviennent au pouvoir dans les universités et les instituts de recherche. Dans le domaine littéraire, l’on parlera plutôt de « cénacle » et dans celui de la politique de « clubs », de « Think Tanks » (réservoir d’idées).

La créativité technique peut se révéler soit exceptionnelle soit quotidienne. La ville de Lyon, outre un nombre respectable de créateurs culinaires, s’honore d’avoir vu naître le cinéma, créé par Louis Lumière, lequel pensait que son ingénieux procédé était une invention sans avenir.

Sous une forme encore plus quotidienne, la créativité artisanale permet de trouver des solutions quotidiennes aux problèmes pratiques et mécaniques.

La créativité peut, aussi, se manifester dans la vie de tous les jours sous la forme d’une compétence sociale et de comportements : les relations au travail bénéficient de leaders charismatiques positifs capables de résoudre les conflits et d’entraîner les autres vers le meilleur.

On parle rarement de créativité dans le domaine amoureux, mais il est évident que certaines personnes sont plus talentueuses que d’autres dans ce domaine. La créativité amoureuse est un talent social, qui se trouve magnifié par toutes les cultures, et qui se confond sans doute avec l’amour de la vie.

Créativité quotidienne et résolution de problème

La créativité n’est pas seulement le génie, ni même le talent ou la manifestation d’un don. C’est la capacité de trouver des solutions originales aux questions que l’on se pose et de réaliser son potentiel personnel en appliquant ses talents à une réalisation concrète : en ce sens c’est une dimension de la psychologie humaine. Elle implique la convergence d’aptitudes multiples et la prise de conscience intuitive de la bonne solution et pour aboutir un comportement qui va se maintenir jusqu’à obtention d’un résultat.  Il est possible d’être créatif dans l’art d’élever les enfants, d’embellir la vie par des gestes quotidiens, ou d’être héroïque une fois dans sa vie sans faire profession de héros, ou d’inventer des outils inédits.

Nombre d’innovations sont dues à des bricoleurs ingénieux. Certaines de ces innovations ont été présentées en France au concours créé en 1901 par Louis Lépine pour sortir les petits artisans parisiens du marasme économique. On lui doit quelques inventions quotidiennes et de grande diffusion comme le stylo à bille, le moteur à deux temps, le fer à repasser à vapeur, l’hélice à pas variable, les verres de contact, ou en 2009 la technologie des moteurs hybrides de nouvelle génération. Finalement tout ce qui peut embellir ou améliorer la vie peut être considéré comme créatif.

Les huit « P » de la créativité

On peut résumer la créativité par huit « P » (Richards, 2007 ;Runco 2007, Cottraux, 2010)

1. La Potentialité créative. Chacun en est porteur mais les avatars de la vie et du système d’éducation, peuvent inhiber ou faciliter cette créativité. Il faut donc faire porter les efforts sur l’éducation comme l’a très justement souligné Runco (2007)

2 . La Personne créative. Elle est fondamentalement saine même si elle fait preuve d’originalité et de déviance par rapports aux normes sociales. Ce sont ces traits positifs de caractère et ses qualités qui sont responsables de la créativité. Une motivation initiale est nécessaire qui se trouve en relation avec la personnalité sa genèse et les aléas de la vie. Cependant le débat sur les relations entre la folie et la créativité est loin d’être clos.

3. La Place. Par place, j’entends le où les domaines où s’exerce la créativité. S’agit-t-il de créativité quotidienne ou exceptionnelle ? Et dans quel domaine de la création se situe l’œuvre : du quotidien au génie artistique ou scientifique. En général, l’on est créatif dans un seul domaine. Une exception est représentée par Léonard de Vinci qui, non content d’être le meilleur peintre de son temps, fut ingénieur, musicien, poète, anatomiste et architecte.

4. La Pression de l’environnement qui va faciliter ou gêner le processus créatif. La société reconnaît immédiatement une création et même l’encourage. Ou bien elle reconnaît tardivement une innovation qu’elle a mésestimée.

5. Le Processus de création combine l’inspiration avec la « transpiration » qui résulte d’un travail acharné. Une force du caractère particulière la persistance va donc se manifester dans l’effort soutenu de la création. Une concentration sur la tâche, et la persistance dans l’effort, en dépit des obstacles demeure indispensable Le processus de création implique aussi bien les émotions que les pensées du créatif et des destinataires de la « création » Le créateur malgré les difficultés traversées ressent un sentiment d’accomplissement personnel : il sent que sa motivation à créer à été satisfaite. Quel que soit l’accueil des autres cet acte lui procure un sentiment de bien-être.

6. Le Produit est une œuvre tangible et évaluable qui porte la marque du style personnel de son créateur ou du groupe qui l’a créé. Une production tangible en est le résultat. Il n’existe pas des créateurs ou des créatifs « en soi », mais des objets ou des pratiques visibles dont l’innovation est radicale ou modeste mais qui améliorent ce qui existe déjà.

7. La Permanence du produit.

Une œuvre est d’abord un marqueur temporel: elle reflète le climat, les sentiments et l’esthétique d’une époque. Les  créations  mises sur le marché, n’échappent pas à ses lois, qui s’appliquent à court, moyen et long terme. Un créatif peut investir à long terme et faire un pari lointain sur la destinée de sa création ou en encaisser d’emblée les dividendes. Mais même une œuvre éphémère peut devenir culte surtout depuis le développement d’Internet Le film culte ou la chanson rétro et son cortège de nostalgie  en sont des manifestations typiques qui représentent à la fois un marqueur temporel et un « genre » esthétique en soi.

8. La Perspective : l’œuvre comme analyseur intemporel

Une œuvre qui, du fait de ses qualités, perdure, peut avoir le sort enviable d’un analyseur intemporel. En effet, une œuvre réellement et profondément créative peut être relue, revue, réécoutée, ou goûtée au long du temps car elle produit dans le public des interprétations nouvelles, la recherche d’aspects passés inaperçus, elle provoque des résonances intimes et finalement devient une référence patrimoniale, souvent imitée, plagiée ou pastichée. Elle a un point de vue sur nous mêmes, le monde et le futur.

En fait la perspective d’une œuvre est sa capacité à devenir l’analyseur d’une autre époque que la sienne et donc de mériter le nom d’analyseur intemporel : Don Juan, Hamlet, la légende de Tristan et Yseut, le livre de l’Ecclésiaste dans la Bible, le Confessions de Saint Augustin, le Tartufe de Molière entrent dans cette catégorie.

Ainsi, l’origine de la créativité pourrait se trouver dans le désir de maîtriser le temps par la survie de l’oeuvre. Malheureusement créer c’est donner la vie pour une durée incertaine, et si la vie du créateur se prolonge quelque peu dans sa création, il aura la chance de faire partie d’un club très restreint. Son œuvre peut se perpétuer comme un marqueur temporel, mais aussi devenir un analyseur intemporel dont la lumière traverse le temps.

Comment se situe la poterie sur le continuum de la créativité ?

La capacité d’une mémoire collective, d’une préservation, et d’une transmission véritablement efficace des objets et des récits, remonte probablement au néolithique (environ 9000 avant JC). Le néolithique prend fin avec la généralisation de la métallurgie et l’invention de l’écriture (3300 avant JC) qui complète la tradition orale.  Les moments capitaux du Néolithique sont l’invention du tissage : une trame persistante qui résiste au temps et l’invention de la poterie : un contenant pour conserver et transmettre. La poterie permettra ensuite l’invention de la métallurgie. Dans la Grèce antique, les démiurges, autrement dit : les créateurs, étaient des travailleurs juridiquement libres mais n’appartenant à aucune communauté. Ils avaient une compétence particulière et recherchée. Ils étaient les artisans du métal et pouvaient donc fabriquer des objets reproductibles à l’infini. Cette forme de créativité quotidienne était donc particulièrement valorisée. La poterie a inspiré de nombreux mythes amérindiens sur les origines du monde, ou le personnage du potier ou de la potière joue un rôle essentiel comme l’a montré Claude Lévi-Strauss dans « La potière jalouse » (   ). En quelque sorte le gest du potier symbolise celui du créateur du monde, et  le rituel

Conclusion

Evaluer l’ensemble des processus créatifs est difficile. Le  plus facile a été réalisés avec les travaux de la psychologie de la personne créative ? Celle-ci a apporté des résultats : une personne créative est ouverte, tolère l’ambiguité, en rupture avec le conformisme, capable de renverser les termes d’un problème, persistante, optimiste malgré les difficultés. J’ai developpé (Cottraux, 2010) une échelle de personnalité créative (EVC) qui présente un début de validation. Plus difficile j’ai développé un échelle d’évaluation du produit créatif (EPC)

[amazon_link asins=’2738123155′ template=’ProductGrid’ store=’monpresident2-21′ marketplace=’FR’ link_id=’c786cb72-ffa7-11e6-8a9a-01498a464870′]